Apicultrice et formatrice en apiculture de réensauvagement. Spécialiste de l’apiculture fixiste (ruche-tronc, ruche en paille, osier, etc.).
www.igoir.com
L’invention d’une ruche optimisée
Composée d’un tronc de châtaignier creux coiffé d’un toit en planche de la même essence et d’une lauze, la ruche-tronc est apparue dans les Cévennes à la fin du Moyen Âge. La preuve formelle de son exploitation date du début du XVIIe siècle[1]. La perpétuation de cette tradition jusque dans la seconde moitié du XXe siècle témoigne d’une gestion optimisée des ressources locales qu’étaient le châtaignier et le schiste.

La culture du châtaignier, impulsée par les moines bénédictins puis cisterciens à partir du XIIe siècle, s’est peu à peu imposée dans les montagnes cévenoles en raison de sa capacité à s’adapter aux sols pauvres et pentus. Fournissant nourriture aux êtres humains, fourrage aux animaux, bois de construction et de chauffage, le châtaignier a profondément marqué le paysage et l’économie de la région. Les bases noueuses du tronc, impropres à la fabrication de charpentes, ont souvent été utilisées pour fabriquer les ruches.
L’invention de la ruche-tronc pouvant s’ouvrir par le haut a rendu possible la récolte de miel sans destruction de l’essaim, a contrario d’autres formats de ruches traditionnelles. Elle a permis de sédentariser les essaims à proximité des habitations, ou sur des terres propices à leur bon développement du fait de leur exposition. La majorité des familles cévenoles possédait entre dix et vingt ruches et pratiquait une apiculture vivrière ancrée dans une polyculture de subsistance[2]. Néanmoins, la présence de grands ruchers comptant plusieurs centaines de ruches-tronc atteste de l’existence d’une apiculture de rente destinée à générer un surplus pour la vente. L’architecture de ces ruchers, composés de plusieurs terrasses de pierres sèches entourées d’une muraille protectrice, offrait un abri contre le vent et les animaux, et permettait un bon écoulement de l’eau lors des épisodes cévenols[3]. Le miel était souvent commercialisé localement sur les marchés régionaux, ou échangés contre d’autres biens. Cette concentration de colonies sur de grands ruchers a marqué le début d’une rationalisation de la pratique de l’apiculture à des fins économiques.
Abandon et renouveau
Les crises agricoles et démographiques de la seconde moitié du XIXe siècle ont fortement affecté l’apiculture des Cévennes. Les villages et hameaux se sont dépeuplés, et la construction de nouveaux ruchers a considérablement ralenti. Au début du XXe siècle, les méthodes de l’apiculture moderne en ruche à cadres se sont progressivement diffusées en France, mais ont tardé à s’imposer dans les Cévennes. Au milieu du XXe siècle, on comptait encore quatre fois plus de brusc que de ruches à cadres[4].
Le passage de pratiques apicoles vivrières à une apiculture de rente en quête de productivité s’est accéléré dans les années 1970 pour devenir l’apanage d’apiculteurs, qui se sont peu à peu détournés de l’abeille noire locale en diversifiant les races d’abeilles exploitées[5]. Les savoirs populaires issus d’une fréquentation quotidienne des abeilles ont été supplantés par les savoirs froids et les techniques de pointe diffusées par les syndicats apicoles. La ruche-tronc s’est figée en patrimoine local, témoin d’une apiculture ancestrale dépassée.

En l’espace de cinquante ans, le paysage apicole s’est considérablement transformé. La pratique de la transhumance s’est généralisée. L’élevage de reines et les méthodes d’insémination artificielle se sont démocratisés au cours de cet « âge d’or » de l’apiculture. Pourtant, de nouvelles menaces pour les abeilles sont apparues, au premier rang desquelles l’emploi de certains pesticides — bien que les Cévennes en soient restées relativement préservées — et l’arrivée de l’acarien Varroa destructor dans les années 1980. La présence du frelon à pattes jaunes (Vespa velutina nigrithorax) sur le territoire français depuis 2004, et la chute fulgurante de la biodiversité ordinaire sont venues depuis noircir un peu plus le tableau.
C’est dans ce contexte dégradé qu’émerge un intérêt nouveau pour la ruche-tronc et pour l’abeille mellifère, envisagée non plus comme simple productrice de miel, mais comme clé de voûte de notre système alimentaire en raison de son rôle crucial dans la pollinisation. Son affaiblissement devient le symbole de la fragilisation de nos écosystèmes et de notre modèle économique et social. Le paradigme de l’agriculture productiviste et industrialisée est remis en question. L’élargissement de notre regard sur l’abeille nous invite à nous interroger sur les conditions de vie que nous lui proposons dans le cadre de l’apiculture amateure et professionnelle. La recherche de rendement maximal et l’interventionnisme de certaines pratiques apicoles compromettent l’équilibre naturel des colonies d’abeilles, menaçant ainsi leur santé à long terme et la biodiversité environnante.
Se situant au plus proche de l’habitat originel des abeilles, la ruche-tronc séduit pour les raisons mêmes pour lesquelles elle était tombée en disgrâce : sa productivité est faible, les possibilités d’intervention et de contrôle sont limitées, la transhumance est impossible. La ruche-tronc permet de renouer avec une apiculture vivrière respectueuse du rythme et des possibilités de la colonie. Elle peut également devenir une ruche de biodiversité idéale pour celles et ceux qui souhaitent observer les abeilles sans récolte de miel.

Un modèle à faire évoluer
L’héritage renaît en se réinventant. Attrayante par de nombreux aspects, notamment sa forme ronde, son isolation et sa durabilité, la ruche-tronc cévenole doit également évoluer pour répondre aux enjeux qui sont les nôtres aujourd’hui.
Bien qu’il nous impressionne par sa beauté envoûtante, le modèle du rucher-tronc, qui concentre sur un même espace quelques dizaines voire centaines de colonies, n’est plus adapté au contexte sanitaire actuel et à l’état de nos connaissances sur le sujet. Une telle densité de population favorise la diffusion, l’incidence et la sélection des parasites et des virus. Si les conditions le permettent, maintenir une distance de trente à cinquante mètres entre chaque colonie permet de limiter la prolifération des agents pathogènes[6].
Récolter sans déranger
Les méthodes de récolte de miel en ruche-tronc sont également à réviser pour s’adapter à nos sensibilités actuelles et à celle des abeilles. Les cévenols récoltaient autrefois le miel au cœur même de la ruche, en découpant les rayons dans le tiers supérieur du tronc à l’aide d’un outil spécialement forgé pour cet usage. Dans certains modèles, un ensemble de croisillons déterminait la hauteur en dessous de laquelle il ne fallait pas toucher, afin de laisser aux abeilles assez de miel pour elles-mêmes[7]. La récolte n’en restait pas moins intrusive et fastidieuse : nombre d’abeilles finissaient engluées dans le miel dégoulinant des brèches découpées, et les coulures pouvaient également altérer le couvain.

Henri Giorgi et moi nous sommes beaucoup interrogé.e.s à l’occasion de nos recherches de méthodes plus douces. Il faut bien reconnaître que l’invention de la ruche moderne, équipée d’une hausse à part entière et d’un plateau chasse-abeilles, a permis de réaliser les récoltes de façon pratique et rapide, en limitant le dérangement pour la colonie. Alors pourquoi ne pas associer le meilleur du passé et du présent ? Une hausse en bois de châtaignier étant lourde et ayant tendance à fendre, nous nous sommes orienté.e.s vers la fabrication de hausses en paille légères et faciles à manipuler. Elles peuvent être protégées de la pluie grâce à un chapeau de paille couvert d’un pot de fleurs retourné, ou bien être entourées d’une structure de fer qui vient soutenir le poids de la lauze. Il suffit d’imaginer, en fonction des matériaux et des compétences dont on dispose !
Au mois de mai, la clef centrale de la ruche-tronc est retirée. La hausse est installée sur un plateau de bois troué permettant aux abeilles de circuler. Les abeilles construisent librement leurs bâtisses et les remplissent de miel. La séparation créée entre la ruche et la hausse par le plateau dissuade la reine d’aller pondre dans la hausse, car elle aime maintenir une disposition compacte du couvain.
La récolte peut se faire à partir de la mi-juillet. Elle s’effectue en deux étapes. La première consiste à désolidariser la hausse du plateau, afin d’insérer un chasse-abeille dans le trou du plateau. On utilise pour cela une corde de piano afin de découper les galettes de cire en douceur. Pour faciliter la descente des ouvrières dans la ruche, le plateau est rehaussé grâce à un corps de ruche Warré scié sur la hauteur. Cet encadrement de 10 cm de hauteur permet de créer un espace entre le plateau et la ruche qui favorise le passage des abeilles. Il faut naturellement penser à boucher les éventuels interstices avec de la mousse ou de la toile de jute.

La hausse est récoltée vide d’abeilles le lendemain ou surlendemain. Après un enfumage léger de la colonie, la hausse est retirée et placée immédiatement dans un sac ou un drap fermé. Le demi-corps de ruche Warré ainsi que le plateau sont secoués ou brossés sur le dessus de la ruche. La clef centrale est replacée, puis la lauze. Le miel est ensuite extrait par pressage, conservant ainsi tous ses arômes.
Le modèle ancestral de la ruche-tronc se transforme donc pour répondre aux enjeux contemporains de préservation de la biodiversité et de respect du bien-être animal. À la frontière du sauvage et du domestique, entre tradition et innovation, elle est une voie parmi d’autres menant au développement d’une apiculture sensible et responsable.
À propos du rucher-tronc de Thines : Le rucher-tronc de Thines était le plus grand d’Ardèche. Il comptait à la fin du XVIIIe siècle plus de 500 ruches-tronc, que le père Cyprien Laurent exploitait encore dans les années 60. Il compte aujourd’hui un peu plus de 150 ruches abandonnées.
Références
- [1] Ameline Lehébel-Péron, Daniel Travier, Alain Renaux, Edmond Dounias et Bertrand Schatz. De la ruche-tronc à la ruche à cadres : ethnoécologie historique de l’apiculture en Cévennes
- [2] Ibid
- [3] Yves-Elie Laurent. Chronique des ruches tronc
- [4] Ameline Lehébel-Péron, Daniel Travier, Alain Renaux, Edmond Dounias et Bertrand Schatz. De la ruche-tronc à la ruche à cadres : ethnoécologie historique de l’apiculture en Cévennes
- [5] Ibid
- [6] Thomas Seeley, L’abeille à miel. La vie secrète des colonies sauvages. p. 232
- [7] Raymond Constant. L’année du Lazare