Chercheur et président du comité scientifique de la Fedcan, spécialiste de la génétique de l’abeille noire.
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L’abeille mellifère, Apis mellifera couvre une grande aire de répartition, de la Scandinavie au cap de Bonne-Espérance, et des côtes de l’Atlantique jusqu’à l’Oural (figure 1). Sur son aire de répartition, elle s’est différenciée en 27 à 29 races géographiques montrant des différences morphologiques permettant de les distinguer. Ces différences morphologiques sont accompagnées de différenciations éco-éthologiques qui sont le résultat de l’adaptation de ces races à de nombreux environnements et climats, des plus froids et humides du nord de l’Europe (A. m. mellifera) aux plus chauds et secs des oasis des déserts (A. m. sahariensis, A. m. syriaca, A. m. yemenitica). Ces différentes races sont réparties dans 4 grandes lignées évolutives nommées M (lignée ouest-méditerranéenne), A (lignée africaine), C (lignée nord-méditerranéenne et O (lignée orientale ou caucasienne).
Le développement et l’analyse de différents marqueurs ADN (ADN mitochondrial, microsatellites, SNPs) ont permis de confirmer l’existence de ces lignées évolutives. L’avantage de ces marqueurs est qu’ils permettent de dater la séparation de ces lignées et de définir un scénario évolutif pour l’espèce. Ce scénario établit la première colonisation de l’Europe (entre 0,7 et 1,3 MA) par des abeilles ancêtres de la lignée M. L’analyse de la diversité intra-lignée indique que cette population ancestrale a subi par la suite deux glaciations du quaternaire. Une première (glaciation du Riss), il y a environ 200 000 ans et la seconde (glaciation du Wurm), il y a environ 10 000 ans. La lignée nord-méditerranéenne n’a probablement colonisé l’Europe qu’entre ces deux périodes glaciaires (figure 2).
Bien que les races naturelles soient issues de la dernière glaciation, les grandes adaptations qui se sont mises en place sont le fruit d’un processus évolutif long et complexe, qui a débuté il y a environ un million d’années. L’évolution de cette espèce a impliqué des phases de réduction d’effectifs dans chacune des lignées qui ont accentué la différenciation de celles-ci, et qui ont été suivies de phases d’expansion lors de recolonisations post-glaciaires pendant lesquelles la sélection naturelle a œuvré. Ainsi chaque race de l’aire de répartition est le résultat d’une histoire biogéographique et adaptative propre.
Qu’en est-il de notre abeille locale ?
En France métropolitaine, l’abeille présente naturellement est Apis mellifera mellifera, appelée plus communément abeille noire. Appartenant à la lignée ouest-méditerranéenne (première lignée ayant colonisé l’Europe), elle devrait montrer la même diversité génétique que celle des autres lignées. Mais cette lignée d’orientation nord/sud a encaissé par deux reprises une réduction d’effectif, suite aux glaciations du quaternaire, ce qui a réduit fortement sa diversité. Ce sont ces successions de changements climatiques au cours du temps qui ont contribué à mettre en place sa rusticité, son caractère économe en hiver et ses capacités de réponses rapides aux variations du climat.
Bien qu’Apis mellifera mellifera – telle qu’elle est et a été identifiée sur le plan scientifique – ne soit issue que de la dernière glaciation c’est-à-dire d’il y a 10 000 ans, c’est ce long passé d’évolution datant d’un million d’années qui a modelé ses caractéristiques, tel un sculpteur, revenant plusieurs fois sur son œuvre pour la parfaire et aboutir à un joyau de complexité et d’évolution.
Quand l’homme s’oppose aux règles de la nature
Jusqu’à l’invention de la ruche moderne (à cadres amovibles) au milieu du XIXe siècle, l’apiculture reste majoritairement une apiculture de cueillette. Même, s’il est commun de donner un abri aux abeilles, les pratiques d’entretien des colonies pour récolter le miel et d’autres produits de la ruche n’ont que très peu perturbé la structuration géographique de l’espèce. L’utilisation de cette ruche moderne va mettre un certain temps à se développer et à se généraliser. Si d’un point de vue juridique, l’abeille est déjà domestiquée (comme il lui fournit un abri, elle devient la propriété de l’apiculteur), le généticien quant à lui ne reconnaît le processus de domestication que lorsque la totalité du cycle de reproduction est manipulée (son destin devient alors totalement dépendant de la personne qui la manipule). L’apparition de la ruche à cadres amovibles est un premier pas vers la domestication génétique de l’espèce. Elle rend accessible dans un premier temps le couvain, qui permet l’élevage de reines et par conséquent d’influencer son évolution par la voie maternelle. Si cette pratique est utilisée depuis le milieu du XXe siècle elle a eu tendance à se démocratiser ces dernières années. L’insémination artificielle des reines a été mise au point un peu après cette période ; son recours n’est encore que ponctuel. Ainsi, les fécondations naturelles chez l’abeille mellifère sont encore largement prédominantes. C’est ce qui différencie l’abeille des autres espèces d’intérêt agronomique et qui posent le problème majeur de la gestion de la diversité génétique de l’abeille. Ces deux techniques peuvent avoir évidemment une influence énorme sur la diversité génétique de l’espèce et, si elles devaient se généraliser, elles entraîneraient la domestication génétique complète et sans doute la disparition d’une grande partie de la diversité naturelle et adaptative de cette espèce.
En tant qu’espèce d’intérêt agronomique, la diversité naturelle et la structure génétique de l’abeille mellifère peuvent être modifiées par les pratiques apicoles notamment celles utilisées en élevage intensif. Lorsque l’on veut augmenter les performances d’une espèce, deux options sont possibles : soit sélectionner des lignées d’intérêt à partir de souches locales, soit avoir recours à la formation d’hybrides de production en bénéficiant de l’effet d’hétérosis. Le choix entre ces deux options n’est bien sûr pas le même sur l’ensemble de l’aire de répartition de l’espèce et dépend largement des orientations de l’apiculture de chaque pays et plus particulièrement des pratiques apicoles dont l’objectif vise à augmenter les performances des colonies.
Du fait de la complexité de la structure sociale de cette espèce (par exemple la production en miel est un caractère de groupe), liée à la complexité génétique du modèle abeille (reine polyandre et haplo-diploïdie du cycle de reproduction), la solution de l’utilisation d’hybrides de production a été privilégiée. C’est ainsi qu’en France, cette pratique d’importation a été particulièrement utilisée par l’apiculture de production et que depuis l’entre-deux-guerres, des vagues d’importations ont vu l’arrivée successive d’abeilles italiennes (Apis mellifera ligustica), d’abeilles caucasiennes (Apis mellifera caucasica), puis la constitution de la triple hybride (italo-caucasienne croisée par des mâles locaux noirs). À la fin du XXe siècle, un multi-hybride de production, façonné par le frère Adam, issu de croisements d’imprégnation, fait son apparition et devient progressivement l’abeille majoritairement utilisée pour la production. Ces pratiques ne sont pas durables, car elles tendent à homogénéiser la diversité observée à l’échelle de l’espèce, diminuant la différenciation des populations, différenciation qui est la source même de l’effet d’hétérosis. Cette phase d’homogénéisation est malheureusement observée dans certaines régions françaises (figure 4). Les critères de choix de ces hybrides étant essentiellement des critères de production, elle introduit des caractères non-adaptatifs dans les populations (non-adaptation des souches importées aux climats et aux cycles de floraison locaux) qui sont suppléées par des modifications progressives des pratiques apicoles (comme par exemple le nourrissement des colonies qui devient quasi systématique). Ce nourrissement artificiel contribue également à l’affaiblissement des colonies en réduisant leur capacité de défenses immunitaires (Mao et al. 2013). En ce sens, ces méthodes s’opposent aux forces de la sélection naturelle qui tendent à différencier les populations et à les adapter localement. Les mouvements liés aux importations de reines et de colonies favorisent également la dispersion des agents infectieux (virus, bactéries, microsporidies) et parasites (acariens), contribuant aussi au déclin des populations d’abeilles. La propagation de ces agents infectieux sur de grandes distances (Wilfert et al. 2016), est activée à l’échelle nationale par la transhumance des colonies.
Toutefois, jusqu’à la fin des années 90, le suivi de la diversité génétique des populations françaises montrait que sur notre territoire, la diversité génétique n’avait été que partiellement impactée par l’ensemble de ces pratiques (figure 5) et qu’il restait encore de larges régions où l’abeille noire pouvait encore prospérer, souvent entretenue par l’apiculture de loisir.
C’est à cette époque, entre 1990 et 1995, que se met en place une période charnière dans l’évolution destructrice de la diversité génétique des populations locales. Avec l’apparition de nouvelles générations de pesticides, les apiculteurs vont subir des pertes très importantes qui peuvent être de l’ordre de 80 à 90 % dans certaines régions. N’ayant pas de filière d’élevage d’abeilles locales permettant de reconstituer les cheptels perdus, l’apiculture française va avoir recours à l’importation en masse d’abeilles allochtones ce qui va accélérer les hybridations incontrôlées en France. Les zones agricoles étant devenues dangereuses pour les abeilles et l’apiculture, les apiculteurs vont également fuir ces zones de production agricoles et se retrancher dans des espaces moins dangereux pour les abeilles que sont les Espaces Naturels Sensibles, les parcs nationaux et les parcs naturels régionaux étendant l’hybridation des populations à des zones encore indemnes et qui ont par essence, la vocation de protéger la biodiversité.
Que faire pour protéger notre abeille noire ?
De nombreuses menaces se sont accumulées et pèsent actuellement sur l’abeille. Certaines sont indépendantes de l’apiculture, telles que les pesticides, l’arrivée de nouveaux prédateurs (frelon asiatique), l’appauvrissement des milieux, ou encore le changement climatique. D’autres sont largement liées aux pratiques apicoles, telles que la dispersion des agents infectieux, des hybridations non contrôlées et généralisées aboutissant à des populations d’abeilles moins adaptées et maintenues artificiellement dans leur milieu. S’il est toujours essentiel pour l’apiculture de lutter contre ces facteurs externes, il est également important que les apiculteurs prennent conscience qu’une partie des problèmes de l’abeille sont liés à de mauvais choix.
Ces réponses ont été mises en place dans l’urgence, et il est impérieux de revoir notre copie en termes de bonnes pratiques apicoles. Il existe encore une composante naturelle à cette espèce qu’il convient de conserver pour les générations futures. Notre abeille noire locale est en voie de disparition, sa diversité génétique est moins importante que celle de nombreuses autres sous-espèces ; mais lors de son évolution naturelle, elle a acquis par deux fois la capacité à répondre aux variations du climat. Sa disparition serait une catastrophe dans le contexte actuel de changement climatique. Il est grand temps pour l’apiculture de chercher à mettre en place un consensus entre conservation de la biodiversité (diversité naturelle de l’espèce) et de l’agrodiversité (diversité utile pour l’apiculture de production). Nous verrons dans un prochain article comment la mise en place de conservatoires génétiques peut constituer une alternative pour la mise en place de ce consensus et comment l’apiculture de loisir peut contribuer à sauver ce patrimoine évolutif datant d’un million d’années. La diversité de cette espèce et de ces constituants est un patrimoine de l’humanité dont la gestion à long terme doit être réfléchie de manière citoyenne et pas uniquement sous la pression de l’Économie qui risque d’abandonner une part importante de sa diversité.
Citations
- Mao et al. (2013) Honey constituents up-regulate detoxification and immunity genes in the western honey bee Apis mellifera PNAS 110 (22): 8442-8446
- Wilfert et al. (2016) Deformed wing virus is a recent global epidemic in honeybees driven by Varroa mites Science 351 (6273) : 594-596
- L. Garnery (2008) Analyse de la biodiversité du cheptel français de l’abeille domestique. Étude d’impact en vue de la mise en place de conservatoires génétiques. Rapport 2007-2008 (fin de contrat). p. 45
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Article rédigé par Lionel Garnery, à retrouver dans le hors-série #1 sur l’Abeille noire de la revue Abeilles en liberté.
Bonjour et merci pour l’intérêt que vous avez accordé au texte de Lionel Garnery et à la revue Abeilles en liberté. De notre point de vue, cet article permet notamment de mettre en évidence qu’Apis mellifera mellifera était il y a peu une espèce sauvage, une abeille endémique installée depuis environ 1 million d’année en Europe de l’Ouest, ayant donc sa place au sein de la biodiversité. Cet article a choisi de traiter les conséquences délétères de l’apiculture intensive sur l’abeille noire et en particulier l’hybridation incontrôlée qui menace son existence… Son sujet n’est pas l’ensemble des interactions que l’abeille mellifère peut avoir avec les pollinisateurs sauvages (et pas seulement les abeilles), sujet que nous avons abordé à différentes reprises dans la revue (voir par exemple l’article de Guillaume Lemoine « les abeilles sauvages, un monde insoupçonné » paru dans Ael n°1 ou l’interview de Nicolas Vereecken « À la recherche des abeilles sauvages » par David Giroux, paru dans Ael n°8). Notre second hors-série, prévu pour paraître en juin prochain, accorde quant à lui un chapitre entier à ce sujet qui nous paraît essentiel depuis le n°1 de la revue…
Nous vous invitons à lire l’ensemble de nos articles pour vous faire une idée plus juste de notre ligne éditoriale et de nos publications, Abeilles en liberté étant une revue qui se veut au service des pollinisateurs, de la biodiversité en général et des abeilles en particulier (qui en sont la porte d’entrée).
Nous serions très heureux de publier de nouveaux articles sur le sujet de la concurrence entre abeilles mellifères et abeilles sauvages, avec notamment des données actualisées qui viendraient compléter les précédents articles. N’hésitez pas à prendre contact avec nous si une telle collaboration vous intéresse.
Cordialement,
Stéphane Bonnet
Rédacteur en chef Abeilles en liberté
Il serait bon de rappeler qu’il y a un millier d’espèces d’abeilles sauvages en France, et que l’abeille domestique (quelque soit sa variété et son origine) en est un concurrent très sérieux.
D’une manière générale toutes les espèces domestiques impactent les espèces sauvages.
Voir par ex:
Sur la coexistence entre l’Abeille domestique et les abeilles sauvages
https://oabeilles.net/bibliographie/interactions-abeilles-sauvages-et-abeille-domestique
Gradual replacement of wild bees by honeybees in flowers of the Mediterranean Basin over the last 50 years
https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rspb.2019.2657