« Papillons et pollinisation – Partie 1 », à retrouver dans le numéro 4 d‘Abeilles en liberté.
Partie 2 – Les papillons de nuit
Et surtout, ils jouent un rôle majeur dans la pollinisation. Nous vous proposons de partir à la découverte d’un univers peuplé de chimères, d’êtres aux capacités incroyables et qui vivent tout près de chez vous !
L’appellation « papillon de nuit » est générique à un groupe de papillons possédant des critères anatomiques caractéristiques et les distinguant des papillons dits « de jour ». Écartons de suite les erreurs biologiques induites par cette sémantique: certains papillons dits « de nuit » ne sont visibles que la journée ! C’est le cas notamment des Zygènes (Zygaenoidea) ou du Moro-Sphinx (Macroglossum stellatarum) par exemple. Mais ces cas ne représentent qu’une petite partie de la diversité des papillons de nuit. Les appellations « papillon de nuit » ou «papillon de jour » n’ont pas de fondement scientifique, mais elles restent pratiques pour faire une distinction rapide (voir photo A).
Qu’est ce qu’un papillon de nuit ?
Pour trouver une bonne définition d’un papillon de nuit, il faut analyser l’étymologie de son autre nom: hétérocère. Comme ce nom l’indique, les hétérocères – du grec hetero : différent et cère (kéras) : antenne – possèdent des antennes de formes variées et différentes de celles des papillons de jour. D’ailleurs les papillons de jour sont également appelés rhopalocères, ce qui signifie antenne (kéras) en forme de massue (rhópalon). Ainsi, pour distinguer un papillon de jour d’un papillon de nuit, il suffit d’examiner les antennes ! Aucun papillon classé parmi les papillons de nuit n’a d’antennes se terminant en massue. La forme des antennes n’est pas une simple fantaisie de Dame Nature, et certaines formes sont liées à une fonction bien précise. Les antennes sont avant tout le « nez » des papillons. C’est pourquoi, certains papillons de nuit ont des antennes ramifiées voire bipectinées – en forme de plume – augmentant ainsi la surface de contact des antennes pour mieux capter les odeurs.
De plus, les deux antennes sont mobiles et distinctes l’une de l’autre améliorant ainsi la localisation des sources des odeurs pour une meilleure représentation de la carte olfactive du territoire. Les antennes – par leur capacité olfactive – permettent donc à ces insectes de se repérer dans la nuit et de détecter des partenaires. Ainsi, ce sont les mâles qui arborent des antennes pectinées, très utiles pour capter les phéromones des femelles prêtes à s’accoupler. Leur performance est remarquable puisqu’elles permettent de sentir des phéromones jusqu’à plusieurs kilomètres. Parmi les espèces les mieux « équipées », le Bombyx du chêne (Lasiocampa quercus) a des antennes composées de 1 700 poils constitués de pores et de vésicules sensitives1 ! D’autres espèces comme l’Adèle verdoyante (Adela reamurella) ont des antennes pouvant atteindre trois fois la taille du corps ! (Voir photo B).
Si l’odorat permet aux papillons de repérer des plantes ou des congénères, la vision joue également un rôle important. Les yeux des papillons de nuit sont plus sensibles à la lumière et peuvent détecter les ultraviolets. Ainsi, chez certains papillons de nuit migrateurs tel le Sphinx du liseron (Agrius convolvuli), les yeux sont démesurément grands (photo C). Enfin, un autre détail anatomique permettant de distinguer ces deux catégories de papillons réside dans leurs ailes. Pour la grande majorité des hétérocères, les ailes au repos sont posées à plat, en toit ou bien encore enroulées autour de l’abdomen, alors que chez les papillons de jour, les ailes au repos sont fermées à la verticale. Attention toutefois, certains papillons de nuit de la famille des géomètres (Geometridae) peuvent se permettre d’adopter ce type de position au repos.
La « mécanique » de vol est également différente : les ailes sont « appareillées » (2 par 2) durant le vol chez les papillons de nuit, alors qu’elles sont toutes quatre indépendantes lors du vol chez les papillons de jour. Ce vol par paires d’ailes appareillées est rendu possible par une soie (frein) – caractéristique des papillons de nuit – qui part du bord de l’aile postérieure pour s’accrocher sous l’aile antérieure (rétinacle), reliant ainsi les deux ailes d’un même côté.
Une diversité insoupçonnée
La France métropolitaine abrite 5 225 espèces de papillons dont 95% (4 966 espèces) sont des papillons de nuit2. Les papillons de nuit peuvent être classés en deux grands groupes non biologiques mais pratiques : (i) les micro-hétérocères (3 465 espèces / 66%) reconnaissables à une petite taille (2-5 mm) et leurs ailes souvent enroulées autour de leur corps au repos (mais attention, pas pour toutes!) et (ii) les macro-hétérocères (1 760 espèces) de taille plus grande.
Mais il y a toujours des exceptions, et certains micro-hétérocères (comme la fameuse Pyrale du buis – (Cydalima perspectalis) sont plus grands que certains macro-hétérocères qui eux ont la taille d’un micro-hétérocère ! (Photo D). Les papillons de nuit constituent derrière les coléoptères, le groupe animal le plus important. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils abritent une grande diversité de formes, de couleurs et de mœurs.
Un peuple de chimères
L’activité principalement nocturne des adultes de papillons de nuit a induit de nombreuses adaptations à ces contraintes environnementales. Une des principales problématiques est la nécessité d’échapper aux (nombreux !) prédateurs : oiseaux, chauves-souris, libellules, frelons, guêpes, araignées, etc. La principale « technique» déployée aussi bien au stade chenille qu’au stade adulte est le mimétisme. Pour passer inaperçues, certaines espèces ont évolué de façon à imiter la végétation présente dans leur environnement. On peut ainsi croiser des chenilles ressemblant à des branches (la Boarmie rhomboïdale – Peribatodes rhomboidaria, photo E), à une fiente d’oiseau (la Batis – Thyatira batis), à des adultes imitant les feuilles mortes (l’Ennomos illunaire – Selenia dentaria), à de la mousse ou des lichens (la Phalène marbrée – Biston strataria) ou à l’écorce d’un tronc d’arbre (la Bucéphale – Phalera bucephala) – photo F ci-dessous.
D’une manière générale, la couleur terne des ailes permet un meilleur camouflage durant la journée. À l’inverse, certains papillons de nuit ont décidé de se faire le plus voyant possible. Certaines espèces ont des couleurs éclatantes, jaune, rouge, orange et sont donc bien visibles dans la nature. Une stratégie adaptative qui leur permet d’émettre un signal d’avertissement visuel aux prédateurs quant à leur toxicité (l’aposématisme). C’est le cas des Zygènes qui arborent de magnifiques taches rouges sur leurs ailes et dont la présence d’acide cyanhydrique dans le sang les rend toxiques, ou encore de l’Écaille martre (Arctia caja) – photo I page suivante.
Enfin, une dernière technique consiste à utiliser la surprise pour effrayer un potentiel prédateur. Les ailes antérieures ternes et peu colorées masquent – au repos – des ailes postérieures très colorées, lesquelles sont déployées brusquement à l’approche d’une menace et effraient ainsi le prédateur. Le plus souvent, la présence d’ocelles dessinés sur les ailes postérieures peut faire croire aux grands yeux d’une chouette. De même, certaines chenilles comme celles du Grand Sphinx de la vigne, possèdent deux ocelles de chaque côté et rentrent leur tête pour ressembler à un serpent.
Mais les papillons de nuit sont également capables de mettre en œuvre des procédés de défense physique. Les chenilles de la Processionnaire du pin (Thaumetopoea pityocampa) ont développé des poils urticants, qui ne sont pas destinés à l’homme mais bien aux possibles prédateurs attirés par leur longue procession. Le hibou (Noctua pronuba) a, quant à lui, développé une parade pour échapper aux chauves-souris: il possède un organe détectant les ultrasons qui déclenchent immédiatement chez lui sa chute, anticipant l’arrivée du prédateur. D’autres comme l’Écaille martre (Arctia caja), tout aussi malin, émettent en vol des ultrasons pour brouiller les pistes ! Mais au-delà de leur faculté de
défense, les papillons de nuit ont également développé des aptitudes biologiques surprenantes.
De quelques papillons de nuit aux mœurs particulières
Au sein de la famille des Géométridés, certaines espèces (Hibernies, Phalènes…) ont des femelles à la morphologie particulière : leurs ailes sont réduites à un moignon (elles sont dites microptères) et leur abdomen surdéveloppé. De fait, elles ne peuvent pas voler et vivent pratiquement toute leur vie sur le même arbre. Leur dispersion est assurée de façon passive par le vent lorsqu’elles sont encore chenilles3. Ces papillons à la phénologie hivernale sont observés en fin d’automne ou en plein hiver et les œufs écloront le printemps suivant (photo J ci-dessus).
Le Sphinx tête de mort (Acherontia atropos) est un papillon de nuit bien connu des apiculteurs. Papillon migrateur et de grande taille (13 cm d’envergure), ses antennes lui permettent de détecter particulièrement le miel. Il n’hésite pas à rentrer dans les ruches par le trou de vol pour se gorger de miel, ceci sans crainte du dard et du venin des abeilles. Le Sphinx est recouvert d‘écailles enchevêtrées et résistantes aux dards, et si malgré tout une piqûre l’atteint, il est résistant au venin de cette dernière. Et comble d’une adaptation parfaite, il possède une langue courte, rigide et creuse de 12 mm, pile la taille d’une cellule à miel ! Elle lui permet aisément de perforer l’opercule de cire protégeant les cellules et d’aspirer le miel4. Le Sphinx tête de mort ne cause pas beaucoup de dommage aux colonies d’abeilles, ses effectifs en France étant faibles et chaque individu ne prélevant que quelques alvéoles (photo ci-dessus). Il peut même se retrouver piégé dans la ruche – son abdomen trop gonflé de miel pour ressortir – et se retrouve ainsi asphyxié par les abeilles.
Le Grand Paon de nuit (Saturnia pyri), papillon à l’envergure démesurée (15 cm!), est le papillon le plus grand d’Europe. Il tire son nom des ocelles présents sur ses 4 ailes qui rappellent l’ornementation des plumes de la queue des paons. Sa reproduction est caractéristique des hétérocères : les femelles émettent des phéromones pour attirer les mâles. Mais ces derniers sont capables de capter les phéromones jusqu’à un rayon de 5 km, une capacité exceptionnelle chez les papillons de nuit5. Autre détail singulier : il ne possède pas de trompe et de fait ne s’alimente pas durant sa vie adulte, ce qui explique sa courte durée de vie (quelques jours). Il ne participe donc pas à la pollinisation des fleurs… (photo page suivante)
Des insectes floricoles adaptés
Dans un univers nocturne où la lumière est peu présente, les papillons de nuit – comme nous l’avons vu – comptent beaucoup sur leur «flair ». Rien d’étonnant donc à ce que ces insectes floricoles aient noué des liens étroits avec les plantes. Ces dernières émettent de nombreux composés organiques volatils formant l’odeur florale repérée par les papillons de nuit. Néanmoins, l’ensemble des molécules émises par une plante ne sont pas perceptibles par les papillons. C’est plus l’assemblage précis de plusieurs molécules – que leur quantité – qui va permettre la recherche active de la plante par le papillon. Ainsi, certaines plantes ne seront pollinisées que par un nombre restreint de
pollinisateurs : certaines vont plutôt attirer les papillons de la famille des sphinx alors que d’autres seront plutôt les hôtes des géomètres.
Dans cette stratégie de coévolution, les deux partenaires ont noué des relations étroites au point de se façonner mutuellement. C’est ce que l’on appelle le syndrome de pollinisation : certains traits floraux ont été sélectionnés au cours de l’évolution et sont le résultat d’une adaptation à « l’agent » de pollinisation. Celui-ci peut donc influer sur la forme, la taille ou encore la couleur de la fleur, mais aussi sur la période de floraison ou la composition du nectar. Un des records en France est le Sphinx du liseron qui possède une trompe de 13 cm de longueur, lui permettant d’aller chercher le nectar dans la corolle tubulaire des liserons. Ainsi, seules les espèces présentant une trompe suffisamment longue peuvent collecter le nectar de certaines fleurs.
Enjeux sociétaux et papillons de nuit
Dans notre société, les papillons sont connus et appréciés comme insectes pollinisateurs, mais cette vision est cantonnée principalement aux papillons de jour. Les papillons de nuit sont essentiellement connus pour leur côté «nuisible». Or, si certains d’entre eux font grand bruit, la majorité des autres espèces plus discrètes pâtissent de leur réputation. C’est surtout à l’état de chenille – se nourrissant de tissus végétaux – que les scandales éclatent. Parmi les espèces les plus emblématiques, il y a les chenilles de la Processionnaire du pin, favorisées par le développement des plantations de résineux et qui peuvent provoquer de multiples problèmes: allergies, blessures des animaux d’élevages, impact sur la production forestière, etc. Une autre espèce plus récente fait beaucoup parler d’elle : la Pyrale du buis, qui a décimé la plupart des buis en plaine (photo page suivante). Les agriculteurs connaissent bien les Cirphis, se nourrissant des graminées de nos prairies et affectant la ressource du fourrage. Il s’agit d’une noctuelle, la Leucanie orbicole (Mythimna unipuncta). De même, les apiculteurs craignent tous la fausse teigne : deux espèces (Galleria melonella et Achroia grisella) de la famille des pyrales qui pondent sur les cadres bâtis et dont les larves façonnent un dense réseau de soie entravant les abeilles.
Mais les papillons de nuit sont fort utiles à notre société. On oublie souvent que dans un passé récent un papillon de nuit à joué un rôle économique non négligeable : le Ver à soie (Bombyx mori). La sériciculture a été une économie florissante jusqu’au début du XXe siècle et s’est reposée entièrement sur l’élevage de chenilles nourries aux feuilles de mûrier. Il est à noter que la plupart des espèces «mal-aimées » évoquées précédemment ont été introduites en France ou favorisées par des activités humaines intensives. Il convient donc de redorer le blason de nos papillons de nuit locaux.
La pollinisation par les papillons de nuit (la phalaenophilie) est un service non négligeable rendu par ces espèces. Avec aux alentours de 10 000 espèces au sein des taxons intervenant dans la pollinisation en France6, les papillons de nuit en représentent la moitié ! Ils garantissent des liens de transport de pollen uniques et très complexes entre les plantes7. À l’image des pyrales, le transport est le plus fréquemment réalisé sur la partie ventrale du thorax plutôt que sur leurs pièces buccales. Ces dernières « essuyant » le pollen avec leur abdomen pendant qu’elles se nourrissent.
L’usage de produits phytosanitaires est la cause principale reconnue dans le déclin des invertébrés. Moins médiatique, la pollution lumineuse constitue la deuxième cause d’extinction des papillons nocturnes, et des insectes en général. Les papillons de nuit, attirés par la lumière artificielle, se retrouvent piégés par phototaxie positive : un phénomène qui force les organismes à s’approcher contre leur gré vers une source lumineuse et les piégeant ainsi autour des flux. Ils confondent alors la lueur d’ampoule avec la lune qui leur sert de repère pour s’orienter. Or, la source de lumière changeant de position au cours de leur déplacement (contrairement à la lune), les papillons de nuit sont obligés de réajuster en permanence leur trajectoire. Ils se retrouvent alors à tourner en spirale autour de l’ampoule. Ils s’épuisent, ne se nourrissent plus et ne se reproduisent plus. Autre conséquence, la disparition du rythme circadien peut engendrer une diminution de la quantité de sperme produit, comme cela a été montré sur le Bombyx disparate (Lymantria dispar). Enfin, la concentration des papillons de nuit autour de point lumineux les rend vulnérables pour leurs prédateurs (chauves-souris et araignées).
References
- Faucheux, M., 1978. Les récepteurs sensoriels des lépidoptères. Structure, fonction et dimorphisme sexuel.
- Gargominy, O., Tercerie, S., Régnier, C., Ramage, T., Dupont, P., Vandel, E., Daszkiewicz, P., Léotard, G., Courtecuisse, R., Antonetti, P., Canard, A., Lévêque, A., Leblond, S., De Massary, J.-C., Haffner, P., Jourdan, H., Dewynter, M., Horellou, A., Noël, P., Noblecourt, T., Comolet, J., Touroult, J., Barbut, J., Rome, Q., Delfosse, E., Bernard, J.-F., Bock, B., Malécot, V., Boullet, V., Hugonnot, V., Robbert Gradstein, S., Lavocat Bernard, E., Ah-Peng, C., Moreau, P.A. & Lebouvier, M. 2019. TAXREF v13.0, référentiel taxonomique pour la France. Muséum national d’Histoire naturelle, Paris.
- Edland T., 1971. Wind dispersal of the winter moth larvae Operophtera brumata L. (Lep., Geometridae) and its relevance to control measures. Norsk Entomoligisk Tidsskrift, 18: 103–105.
- La Hulotte n°76, 1998. Le Grizzly des abeilles : le Sphinx tête de mort. 52p.
- https://www.insectes-net.fr/
- Gadoum S. & Roux-Fouillet J.-M., 2016. Plan national d’actions «France terre de pollinisateurs » pour la préservation des abeilles et des insectes pollinisateurs sauvages. Office Pour les Insectes et leur Environnement – Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie : 136 p.
- Walton R.E., Sayer C.D., Bennion H. & Axmacher C., 2020. Nocturnal pollinators strongly contribute to pollen transport of wild flowers in an agricultural landscape. Biology Letters, 16, 6p.
- Knop E., Zoller L., Ryser R., Gerpe C., Horler M. & Fontaine C., 2017. Artificial light at night as a new threat to pollination. Nature, 548, 206-209.
Pour en savoir plus : www.lepinet.fr
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Article de Simon Caubet et Pierre-Yves Gourvil à retrouver dans le douzième numéro de la revue Abeilles en liberté.