Rédacteur en chef de la revue Abeilles en liberté, ancien formateur en apiculture naturelle.
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Nous avons tous été imprégnés par ce récit contemporain mettant en scène la sauvegarde des abeilles mellifères : un récit dont les apiculteurs professionnels apparaissent comme les héros, luttant contre les multinationales de l’agrochimie, et prêts à inonder le monde de colonies domestiques — y compris les toits de Paris — pour offrir un avenir à leurs protégées. Mais ce récit pourrait bien reposer sur un très mauvais scénario, porteur en réalité de fragilisations pour les abeilles et les condamnant, sinon à disparaître, au moins à être profondément atteintes dans leur intégrité biologique. Or, ce combat, dopé médiatiquement, semble davantage destiné à sauver une filière qui ne parvient pas à faire son bilan écologique, que pensé pour l’avenir des abeilles en tant que telles. Pour avoir un avenir, une partie des abeilles mellifères devraient plutôt être libérées du productivisme, afin d’être rendues à leur milieu d’origine : la forêt.
Même si, dans l’aire de répartition naturelle d’Apis mellifera, l’être humain est très tôt intervenu et a notamment mis en présence des génétiques que les barrières géographiques et climatiques avaient jusque-là isolées, l’abeille mellifère est restée avant tout un être sauvage. Jusqu’à une époque toute récente, et malgré ces influences à la marge, les abeilles mellifères étaient abondantes à l’état sauvage dans le milieu physique, sans lien significatif avec l’être humain. Comme le rappelle Vincent Albouy1 , jusqu’à l’apparition de la ruche à cadres au milieu du XIXe siècle, l’abeille noire (Apis mellifera mellifera) était la seule sous-espèce présente en Europe de l’Ouest et du Nord. La révolution industrielle — et ses impacts sur l’agriculture — ont considérablement changé cette donne: de nouvelles cultures comme celle du colza notamment ont permis l’exploitation de sous-espèces d’abeilles mellifères non endémiques, adaptées aux floraisons précoces, comme les abeilles italiennes (Apis mellifera ligustica). À partir de là, les influences humaines sur la biologie des abeilles ont cessé d’être marginales et les perturbations génétiques ont changé d’échelle. Pour autant, malgré cette redistribution des cartes génétiques, dans les zones reculées, de nombreuses colonies sauvages endémiques sont demeurées intactes, d’autant que les abeilles noires n’ont pas été l’objet de sélection intensive comme certaines variétés d’abeilles modifiées par l’homme pour une productivité accrue. Il a fallu at[1]tendre l’arrivée de varroa destructor pour assister à une disparition massive des colonies qui avaient échappé jusqu’ici aux dégâts collatéraux du productivisme apicole.
Les abeilles hybrides
L’abeille Buckfast a été sélectionnée par Karl Kehrle, plus connu sous le nom de Frère Adam (1898-1996), un moine apiculteur recherchant au départ une solution à l’acarien des trachées (Acarapis woodi). Elle possède toutes les qualités requises par l’apiculture de production intensive: prolifique, douce, peu essaimeuse, produisant beaucoup de miel et résistante à certaines maladies. Cette abeille, qui ne se maintient qu’au prix d’une sélection continuelle, intègre les gènes de sept sous-espèces différentes allant de l’abeille noire à l’abeille saharienne (Apis mellifera sahariensis). Son succès parmi des apiculteurs amateurs comme professionnels peu sensibles aux conséquences néfastes de la sélection humaine, a déployé de partout une génétique décorrélée du fonctionnement même du vivant. Hybrides et abeilles importées façonnent à présent le paysage apicole dominant, voire le paysage tout court, au point que cela a produit dans les esprits l’idée édifiante que l’abeille mellifère était un être aussi domestique que la poule.
Sélection naturelle
Les travaux de Thomas Seeley sur les abeilles mellifères vivant à l’état sauvage aux États-Unis2 , ont montré que certaines colonies échappées des élevages pouvaient non seulement retrouver leur entière autonomie en milieu forestier, mais, en outre, développer des capacités d’adaptation à des parasites exogènes récents comme varroa destructor. Thomas Seeley démontre clairement que cette adaptation est rendue possible par les pressions de sélection naturelle : cessant d’être assistées par les interventions humaines dans leur gestion de l’hôte indésirable, les colonies férales disparaissent ou développent au contraire des comportements sanitaires leur permettant de vivre avec le parasite. Comme le précise Thomas Seeley, ces études ont mis en évidence ce que l’exploitation apicole annule de la biologie de l’abeille mellifère. À l’opposé des observations largement porteuses d’espoir qu’il a pu faire sur la sélection naturelle, il constate que l’assistance humaine à des organismes qui ne demandent parfois qu’à mourir, les coupe de leur instinct et les prive de leurs capacités d’adaptation. Ce tout-venant non adaptatif de la génétique apicole, — dont on peut comprendre l’utilité dans un contexte de production—, serait tolérable s’il était localisé et circonscrit. Or, à un tel niveau de prolifération de la génétique hybride (qu’elle soit issue de la sélection ou qu’elle provienne de croisements naturels), les particularités biologiques de l’abeille mellifère en termes de reproduction et de transmission des gènes créent une situation hors de contrôle.
Gérées de manière à empêcher l’essaimage par agrandissement des ruches, changement systématique des reines ou suppression des cellules royales, les abeilles domestiquées continuent pourtant, par le biais de la production des faux bourdons, de diffuser les gènes dominants. Si l’on ajoute à cette réalité façonnée par les nécessités de la production, le fait que les rares endroits où l’on s’évertue à conserver une génétique endémique ne sont pas encore parvenus à se protéger sur un plan juridique3 , l’avenir d’une abeille mellifère en pleine possession de ses moyens s’annonce particulièrement compromis.
Effondrement du vivant
La crise écologique globale à laquelle le monde contemporain est confronté, possède deux piliers caractéristiques — liés l’un à l’autre — : le changement climatique et l’effondrement du vivant. Ce dernier, que l’on qualifie parfois de 6e crise d’extinction des espèces, est abondamment documenté dans la littérature scientifique4 , mais encore socialement refoulé et largement passé sous silence. Et si ces conditions dégradées, en particulier du fait de la pollution chimique, représentent un obstacle de plus pour la sauvegarde des abeilles, c’est bien pire encore pour l’ensemble des pollinisateurs sauvages. En effet, ceux-ci ne jouissent d’aucun maintien et d’aucune multiplication artificielle de leurs effectifs et meurent sans quart d’heure de gloire médiatique.
Pollution génétique et crise écologique se cumulent ainsi pour offrir des conditions de vie particulièrement délétères à ce qu’il reste d’abeilles mellifères. Le film documentaire La forêt des abeilles sauvages, réalisé en 2021 par Jan Haft et diffusé sur Arte TV, montre néanmoins que cela reste possible et appelle à « aider les abeilles à repeupler nos forêts ». Pourquoi ne pas prendre au sérieux cette invitation et donner aux abeilles une chance de redevenir elles-mêmes ?
Réensauvager
En réaction à une crise écologique sans précédent, une partie de la société s’est malgré tout mobilisée depuis plusieurs décennies, proposant des alternatives et des solutions à diverses échelles. Apparu assez récemment dans ce paysage militant riche et mouvant, le concept de libre évolution (ou réensauvagement) se propose de créer ou recréer les conditions pour que le milieu physique retrouve sa résilience et sa vitalité. Pour cela, des associations comme Forêt sauvage ou l’ASPAS par exemple, proposent de laisser des espaces sauvages suivre leur propre dynamique, sans intervention humaine. Il s’agit, comme l’écrit le philosophe Baptiste Morizot de: «Laisser le milieu se développer selon ses lois intimes, sans l’exploiter, l’aménager, ni le conduire.(…) Laisser l’évolution et les dynamiques écologiques faire leur travail têtu et serein de résilience, de vivification, de circulation de l’énergie, de création de formes de vie »5 . Les Réserves de Vie Sauvage® défendues par l’ASPAS cherchent à inscrire le milieu naturel non dégradé dans le temps long, en s’appuyant à la fois sur la libre évolution et sur la maîtrise foncière. Pour cela elle a notamment acheté en novembre 2019 un ancien terrain de chasse privé de 490 hectares à Léoncel dans la Drôme, pour le rendre intégralement à la nature et créer la Réserve de Vie Sauvage du Vercors. Imaginons que des abeilles mellifères puissent s’aventurer dans un tel milieu… Des ruches refuge au retour à la forêt, il n’y a qu’un pas et il pourrait bien être franchi.
Ruches de biodiversité
Les ruches de biodiversité, particulièrement diverses dans leurs formes, ont pour vocation d’héberger des abeilles mellifères sans les exploiter. Palliant le manque de cavités naturelles occasionné par l’exploitation outrancière des forêts et par l’artificialisation des milieux, ces « nichoirs pour abeilles » permettent aux colonies vigoureuses de vivre sans assistance et de produire un ou plusieurs essaims chaque année. Ce sont ces essaims, porteurs d’une génétique qui n’est hé[1]las pas toujours endémique, qui pourraient bien occuper des espaces non gérés comme l’ont fait les abeilles étudiées par Thomas Seeley. Beaucoup d’entre nous sont convaincus que des abeilles noires endémiques sont les candidates les mieux placées pour tenter une réinstallation au cœur du vivant. Saurons-nous créer les conditions pour que la génétique la plus adaptée puisse être rendue au monde sauvage ?
Des projets permettant à certaines colonies d’abeilles mellifères de retrouver leur nature sauvage voient le jour actuellement en France. Pour l’heure, il s’agit avant tout de lieux privés possédant de grands espaces forestiers et dont les propriétaires franchissent le pas vers l’apiculture de conservation. Mais d’autres volets de ces projets s’intéressent aux espaces protégés comme les réserves et les parcs naturels, et posent les premières pierres de partenariats avec ces institutions, bien placées pour comprendre les enjeux d’une abeille réensauvagée et très à l’écoute de la fonction première des ruches de biodiversité.
L’avenir des abeilles
Plutôt que de prétendre sauver les abeilles mellifères en les exploitant, en les coupant chaque jour un peu plus du moteur même leur ayant permis de venir jusqu’à nous, plutôt que de sur[1]charger des milieux subissant déjà la monoculture végétale en leur superposant la monoculture apicole, sans doute devrions-nous nous rappeler que les abeilles sont d’abord des pollinisateurs sauvages, et à ce titre capables de retrouver seules leur force vitale. Leur avenir d’insectes maltraités au point d’être figés dans leur vitalité par l’exploitation est sans doute là. Le rôle que nous jouerons pour permettre ce grand saut reste en partie à écrire, mais le mouvement est lancé, et nombre d’acteurs de celui-ci sont à pied d’œuvre. La revue Abeilles en liberté suivra de près ces avancées décisives et restituera à ses lecteurs cette histoire qui s’invente…
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- Vincent Albouy, Abeilles mellifères à l’état sauvage – Une histoire naturelle – Éditions de Terran – Janvier 2019.
- Thomas D. Seeley, L’abeille à miel, la vie secrète des colonies sauvages, Éditions Biotope – Décembre 2020.
- https://www.pollinis.org/publications/ labeille-noire-locale-a-besoin-de-votre-aide
- Global Assessment Report on Biodiversity and Ecosystem Services. https://ipbes.net/fr/node/35274
- Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant – Actes Sud/Wildproject – 2020.
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Article rédigé par Stéphane Bonnet à retrouver dans le quatorzième numéro de la revue Abeilles en liberté.
A l’image des chasseurs qui se revendiquent comme les garants de la sauvegarde de la biodiversité et de la faune sauvage
C’est effectivement un parallèle pertinent !