Protéger les abeilles en Irlande et en Angleterre

Imaginez que si l’île change de couleur, on ne pourra plus l’appeler l’Île d’émeraude, tandis que pour l’abeille, elle restera l’abeille native irlandaise. De nombreux travaux scientifiques récents ont amélioré les connaissances sur cette sous-espèce naturellement adaptée que nous appelons en France l’abeille noire (Apis mellifera mellifera). Mais il n’a pas fallu attendre ces études pour que se développe chez certains apiculteurs un fort sentiment d’appartenance pour leur abeille. En conséquence, les savoir-faire se sont aiguisés pour la préserver. En voici quelques illustrations rencontrées au cours d’un séjour en Irlande suivies d’une autre rencontre en Angleterre, autour d’abeilles mellifères vivant à l’état sauvage.

À la rencontre de l’abeille native irlandaise

Dublin en ferry depuis la France, 16 heures de traversée. Les paysages irlandais me font penser à ceux vus en Bretagne, le sol est granitique, on voit de la bruyère, des landes et des prairies. La mer tout autour. En quelques heures de route, on traverse l’Irlande. À Dublin, je suis reçu par une apicultrice, Lynn, qui travaille avec l’abeille noire, pour l’abeille noire, sur les toits de bâtiments prestigieux. Pour commencer ce « Native Irish honey bee tour » (visite touristique), à peine débarqués, ma voiture et moi, Lynn nous guide vers un « master » (maître) apiculteur dans les faubourgs de Dublin. Compétent et déterminé, Keith Pierce m’explique devant ses ruches les principes de sa « strong selection » (entendez sélection forte ou dure). Chaque colonie est notée de 1 à 5 selon son comportement (10 critères visuels) et la reine de toute colonie estimée « mauvaise élève » (de 1 à 3) est remplacée. Dans un environnement comme Dublin, où l’on voit déjà les effets des abeilles importées sur la reproduction, cette sélection pourrait-elle faire partie du plan de conservation ?

Le lendemain matin, Lynn reçoit chez elle l’ambassadeur de l’Irlande en France, que nous avions déjà rencontré à Paris. Son excellence Niall Burgess défend l’abeille native irlandaise grâce au Soft power, la diplomatie. Nous élaborons depuis un an maintenant le cadre pour une proposition de jumelage entre les associations de conservation de l’abeille en Irlande et en France. Niall me donne le contact d’un apiculteur, Tanguy, ancien ingénieur agronome français installé depuis plusieurs décennies en Irlande, qui aujourd’hui donne des cours de permaculture et d’initiation à l’apiculture naturelle. On prend rendez-vous en fin de journée car avant, nous avons prévu une rencontre avec la société de l’abeille native Irlandaise. Loretta Neary est secrétaire générale de cette prestigieuse association (Native Irish Honey Bee Society1). Loretta est très engagée pour l’interdiction (ban en anglais) des importations d’abeilles en Irlande, afin de protéger la diversité génétique de l’abeille noire irlandaise. Quand on regarde de plus près, les travaux de la NIHBS sont impressionnants. Tant par leur détermination que par la rigueur des objectifs et des moyens humains consacrés. La NIHBS agit sur différents aspects de la conservation comme je l’entends, un faisceau de faits sociaux, un tissu, pour reprendre la terminologie sociologique :

  • Les relations humaines en apiculture, par la mise en réseau des groupes,
  • Les territoires, avec la création de zones volontaires (volontary conservation areas),
  • La valorisation de l’abeille noire irlandaise, en collaborant à de nombreuses études scientifiques et en diffusant largement les résultats,
  • Les décisions politiques en se constituant groupe d’intérêt justifiant l’interdiction des importations d’abeilles en Irlande, position soutenue par certains parlementaires et qui a abouti à une proposition de loi encore en discussion.

Les travaux de la NIHBS sont emblématiques des enjeux pour la conservation des sous-espèces d’abeilles mellifères sur leur aire de répartition d’origine. Je vous invite à les découvrir sur leur site internet ou dans leur lettre d’information, tout le monde peut en devenir membre !

À quelques kilomètres, nous allons voir en fin de journée Tanguy, apiculteur naturel et pédagogue2. Il est désenchanté par la situation d’hybridation de ses abeilles, sur le territoire de sa ferme, au centre de l’île. Chez lui et en permaculture, les soins aux abeilles se rapprochent du concept d’apiculture darwinienne. Les abeilles doivent trouver dans leurs propres ressources, les mécanismes de survie à transmettre. Le cadre est magnifique, sa qualité parle elle-même en couleurs et odeurs.

Grace McCormack, spécialiste de la génétique de l’abeille

Dernier jour de mon séjour en Irlande, rencontre prévue avec Grace McCormack de l’Université de Galway. Il suffit de traverser l’île d’Est en Ouest et on arrive aux portes du Connemara. Grace McCormack est la responsable d’une grande équipe de recherche, une partie de ses travaux est centrée sur la structure génétique de la population de l’abeille irlandaise. Elle étudie aussi les colonies qui vivent à l’état sauvage, en ayant déjà répertorié plus de 379 cette année 2023. C’est grâce aux travaux et à l’engagement de cette équipe de recherche que les enjeux de la conservation de l’abeille d’Irlande ont une portée internationale. Ensuite vient la dernière rencontre de cette escale, Sean Osbourne, qui représente l’association des apiculteurs du Connemara. Tout en douceur, en pragmatisme, Sean me fait penser à la « vieille école », savoir empirique, justesse et prudence des propos tenus. Peu de ressources mellifères, climat difficile, réseau solide et référent d’apiculteurs ont pour conséquence un faible taux d’hybridation au sein de la population locale. Un vrai bonheur de finir le voyage avec ce contact avec le terrain : les reines noires du Connemara ont de beaux jours devant elles.

Direction l’Angleterre

Le lendemain jeudi, je prends le ferry en direction de l’Angleterre, pour 5 jours d’ateliers et de conférences. (COLOSS, HoneyBeeWatch, Learning from the Bees3).

Le vendredi 8 h, nous avons rendez-vous dans le collège de Worcester à Oxford, dans le centre-ville. Une rencontre organisée par la COLOSS Survivors Task Force pour connaître les derniers rapports scientifiques sur les mécanismes de survie des colonies vivant à l’écart de toute gestion ou intervention. Une salle nous est réservée, dans le parc du collège. L’atelier est hybride, nous sommes une dizaine de personnes, installées autour d’une table et à l’écran, les participants en ligne peuvent nous entendre et intervenir. Lors des pauses, nous avons le plaisir de pouvoir goûter à des préparations culinaires variées. Le second jour, durant la matinée, nous avons entamé une table ronde autour des projets du groupe de travail, toutes les idées étaient bienvenues et discutées ensemble. Le fait de se retrouver dans une même salle sur 2 jours offre des opportunités, cette fois-ci Paul nous a présenté le réseau des apiculteurs naturels d’Oxford et il nous a invités chez l’un de ses membres, visiter son rucher dans son jardin. Ce réseau nommé OxNatBees est une organisation informelle passionnante et utile4.

Des abeilles en liberté

Le dimanche, Honey Bee Wach et COLOSS nous invitent au château de Blenheim5, monument historique et patrimonial cher aux Britanniques. L’édifice semble avoir de nombreux points communs avec le château de Versailles. Mais autour, s’étend un parc « à l’anglaise », des prairies broutées par des oies et des canards bénévoles, une forêt à l’accès restreint, de grandes allées pour la vue, un étang dont les rives ont la forme de lagon. Entouré par des murs, c’est le parc du château, 1 100 hectares. Filipe Salbany, qui a participé au groupe de travail des jours précédents, prend le rôle d’amphitryon avec son collègue Francis, pour nous faire visiter son terrain de travail : le parc forestier de Blenheim, ses vieux arbres, ses abeilles qui y vivent à l’état sauvage et les pratiques qui y ont courts. Certaines d’entre elles comme la chasse et l’agriculture sont réglementées dans le cadre du projet de conservation, d’autres comme l’apiculture y sont interdites. Que cela fait du bien de pouvoir observer librement des abeilles qui vivent dans les arbres ! Elles y sont venues toutes seules, y survivent depuis des centaines d’années, une cinquantaine de colonies ont été découvertes ce printemps. Enfin on peut voir avec ses propres yeux, ce à quoi on croit : des abeilles en liberté !

Chercheurs, passionnés, curieux s’immergent dans la vie des abeilles, heureux de les voir aller et venir sans contrôle ni quelconque intervention. Une bonne transition pour la rencontre suivante, d’ailleurs, quelques-unes parmi la soixantaine de personnes présentes ce dimanche 2 avril à Blenheim, viendront à Learning from the Bees (Apprendre par les abeilles), organisée par le Natural Beekeeping Trust6. Cette organisation rassemble certains des acteurs de l’ensauvagement des abeilles mellifères, en Angleterre, en Irlande et en Californie. Vous devez les avoir déjà vus dans le film Être avec les abeilles de Perrine Bertrand et Yan Grill7. Le lieu de la réunion est lui aussi magnifique, une ferme bio et engagée contre l’usage des pesticides. 2 jours, c’est court et ça passe vite, qui plus est avec la qualité de l’engagements des participants. Les différents récits d’expérience composent un tableau dans lequel les abeilles semblent être au centre, mais le champ de l’apiculture naturelle est vaste. Le prochain événement est prévu en Californie, lors du salon Arboreal8.

En repartant de cette riche rencontre, j’ai retrouvé certains des organisateurs dans une petite auberge campagnarde, toit de chaume, cheminée et soirée concours de questions entre les tables. Nous on fait le debriefing tout en jouant au quizz. Ce que je retiens de cette expérience de réseau autour des abeilles en liberté, c’est l’existence avérée de par le monde de ce que je qualifie de « projets-clé », des territoires où les soins sont portés par des personnes pour conserver les conditions environnementales, celles qui bénéficient à une population d’abeilles pour vivre et se reproduire à l’état sauvage. Ce sera l’objet de prochaines rubriques conservation sur le terrain.

Références

  1. Native Irish Honey Bee Society. NIHBS a été créé en novembre 2012 par un groupe d’apiculteurs qui souhaitaient soutenir les différentes souches de l’abeille domestique irlandaise (Apis mellifera mellifera) à travers le pays. Il s’agit d’une organisation transfrontalière, ouverte à tous, composée de membres et de représentants de tous les coins de l’île d’Irlande. www.nihbs.org
  2. Enseignement de techniques innovantes de jardinage et d’apiculture qui ont résisté à l’épreuve du temps à Durrow, Co Laois.  www.dunmorecountryschool.ie
  3. COLOSS : coloss.org – HoneyBeeWatch : www.honeybeewatch.com – Learning from the Bees : www.learningfromthebees.org
  4. Oxford Natural Beekeeping est un réseau informel de soutien mutuel entre apiculteurs débutants et expérimentés souhaitant pratiquer une apiculture centrée sur les abeilles, à faible intervention et sans produits chimiques dans l’Oxfordshire – oxnatbees.wordpress.com
  5. Blenheim estate www.blenheimestate.com – Blenheim Palace www.blenheimpalace.com
  6. Le Natural Beekeeping Trust a été créé en 2009 pour répondre au besoin d’une approche alternative du soin des abeilles. Les principaux objectifs de l’association sont : diffuser des informations sur l’apiculture naturelle centrée sur l’abeille et développer de nouvelles compréhensions et de nouveaux modes de relation avec l’abeille qui s’appuient sur son comportement naturel plutôt que sur le comportement forcé et stressant que l’on observe dans l’apiculture conventionnelle, dépendante des produits chimiques. www.naturalbeekeepingtrust.org/background
  7. Être avec les abeilles – Film de Perrine Bertrand et Yan Grill.
  8. Arboreal salon. Séances de diffusion de connaissances en visioconférences et en podcast. www.apisarborea.org/arboreal-apiculture-salon

Article rédigé par Vincent René Douarre, à retrouver dans le dix-neuvième numéro de la revue Abeilles en liberté.

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