Quand l’abeille présente son paysage

Suivant la période de l’année et la richesse florale de l’écosystème environnant, il est communément admis que les abeilles mellifères habitent et explorent près de 3 000 hectares autour de la ruche. Chaque jour elles parcourent prés et champs, bosquets et lisières, bords de route et chemins ou encore les jardins à la recherche de nectar et de pollen. Emportés par le modèle agricole économique, les bocages ont beaucoup évolué ces dernières décennies et n’offrent sans doute plus les mêmes ressources qu’auparavant. Ici, notre paysage rural du Cotentin se compose de prairies dont quelques-unes restent naturelles autour des ruisseaux, de cultures fourragères ou dérobées et un peu de colza, encadrées d’un bocage résiduel souligné de haies, bosquets et ripisylves1. L’agriculture occupe l’essentiel de notre petite contrée2, avec de larges fermes laitières que retaillent quelques petites routes et chemins creux. Pendant ce temps sur ce même territoire vivent aussi quelque 2 000 êtres humains…

«La ruche est un véritable concentré de paysage» : une conférence de Jean-François Odoux, dans le cadre du dispositif Ecobee, nous a donné l’idée de nous appuyer sur la démarche d’inventaire pollinique pour intéresser les habitants au paysage nourricier des abeilles. Cet outil aujourd’hui proposé par le laboratoire EVA (INRAE-UNICAEN) a l’intérêt de laisser les abeilles du mur présenter la flore qu’elles butinent aux habitants de Tessy, par l’intermédiaire de l’identification des pollens rapportés à la ruche.

Cinétique des récoltes

L’objectif de notre étude est de caractériser dans un premier temps la composition floristique du butin des abeilles et de la confronter à la végétation disponible sur leur aire de butinage, qu’elle soit spontanée, semi-naturelle ou cultivée. Dans un deuxième temps, nous analyserons les données obtenues pour définir la cinétique des récoltes des ruches dans ce paysage particulier de bocage, au regard d’autres profils plus étudiés que sont les milieux de grande culture.

Suivant les espèces de fleurs, les pollens ont en effet des formes et des tailles assez variables que l’on peut généralement reconnaître au microscope. Depuis deux années, nous échantillonnons le butin de trois ruches toutes les deux semaines entre avril et octobre. En premier lieu, suivant l’hypothèse que la diversité des couleurs est liée à la diversité des fleurs butinées, les récoltes sont d’abord examinées par les apiculteurs et collégiens de Tessy pour déterminer le nombre de couleurs de pelotes par classe d’importance. Le tout est ensuite ré-assemblé dans un flacon transmis au laboratoire EVA à l’Université. Les pollens sont alors délayés et montés sur une préparation microscopique, pour être identifiés et dénombrés par type, suivant la méthode Louveaux au grossissement x 400 en comptant plus de 1 200 grains, exprimés en proportions de volume. L’analyse, encore incomplète, a déjà pu  livrer quelques grandes lignes…

Une conférence de Jean-François Odoux, dans le cadre du dispositif Ecobee, nous a donné l’idée de nous appuyer sur la démarche d’inventaire pollinique pour intéresser les habitants au paysage nourricier des abeilles.

Les arbres sont mobilisés en priorité au début d’année en grandes proportions, à commencer par les saules, le genre prunus (en fait essentiellement le merisier et les prunelliers), le pommier puis l’aubépine dont la floraison est particulièrement importante en Normandie au mois de mai. Les abeilles ont exploré également les chênes, frênes et les arbustes dans les haies que sont le houx, le cornouiller sanguin puis les ronces, mais également le sureau, ce qui n’est pas le cas tous les ans. La raison en est que les fleurs peuvent être plus ou moins abondantes, mais aussi le partage des ressources avec les autres insectes peut induire une concurrence dépendante des autres floraisons. Les châtaigniers épars ont également été visités au début de l’été et le lierre, qui fait aussi partie des végétaux ligneux, est une ressource de pollen essentielle en fin d’été, comme souvent dans d’autres régions.

Les abeilles vont aussi butiner en sous-bois puisque jacinthes sauvages et violettes figurent dans les récoltes analysées. Les prairies ont fourni aux abeilles du pollen de pissenlit, chicorée, plantain, lotier, renoncule, bardane, ou de cirse (chardon), bien qu’il ne nous soit pas possible de distinguer la part qui provient des prés de celle des bords de routes ou de chemins. C’est également le cas pour le trèfle blanc, ressource considérable pour notre rucher, ainsi que le trèfle violet souvent spontanés mais qui sont ici largement originaires de cultures fourragères. En effet, ces cultures auxquelles s’ajoutent le maïs, pois fourrager, sarrasin, phacélie et moutarde constituent sans nul doute la majorité des récoltes de pollen des ruches du mur à abeilles pour la campagne apicole. À noter également que les apports de moutarde ont permis de diversifier le régime alimentaire de fin de saison qui sans cela serait uniquement constitué de lierre. Le cerfeuil penché et la grande berce sont des ombellifères de talus que nos abeilles ont su dénicher en quantité. Il faut mentionner également l’apport de liliacées (groupe des iris) qui provient probablement des jardins au mois de juillet.

Pour terminer, nous n’oublierons pas les pollens épars glanés en petites quantités, tels que les menthe, mercuriale, gaillet, stellaire ou encore d’innombrables composées telles que les pâquerette, porcelle et crépide. Ils assurent un équilibre alimentaire par la diversité qu’ils procurent. Les fleurs des jardins sont peu représentées ici du fait que, même si tel ou tel massif de fleurs paraît très visité, l’apport reste anecdotique pour une famille de plus de 30 000 insectes qui butinent à plus de deux kilomètres aux alentours. Des pollens de rosiers ou de marronnier d’Inde sont pourtant apparus à certaines périodes.

La météo de l’année agit fortement sur les floraisons spontanées en favorisant telle ou telle espèce alors que l’agriculture offre aux abeilles des ressources variables au fil des assolements, modifiant ainsi les assemblages ramenés par les butineuses. Pourtant, d’un point de vue général, le bocage aurait probablement les mêmes caractéristiques que les territoires de grandes cultures où les ligneux sont principalement mobilisés au printemps, les cultures en été alors que les cultures dérobées et le lierre assurent l’approvisionnement de fin d’été. En outre, les plantes des haies assurent un rôle fondamental jusqu’en été pour les apports de pollen.

Pour rencontrer les agriculteurs, nous avons délibérément occulté la question des pesticides pour privilégier celle de l’alimentation des abeilles, parce qu’elle suscite curiosité et intérêt. (…) certains s’étonnent de voir qu’elles butinent la ronce, le chardon, la mercuriale… ces « mauvaises herbes » qui finalement ne sont pas si mauvaises pour tout le monde !

EVA communique les résultats à Pistil pour chaque échantillon, puis un graphique annuel synthétise les proportions de pollen de chaque espèce, offrant ainsi un calendrier de la flore butinée et une idée des importances relatives de chaque fleur dans le bol alimentaire de l’abeille. C’est à partir de ce graphique que nous avons pu remettre les résultats de l’inventaire aux habitants sous la forme d’un poster des fleurs butinées, auprès des agriculteurs que nous avons rencontrés individuellement, aux collégiens lors d’une matinée consacrée aux abeilles pour toutes les classes de 6e investies dans le tri des pollens et aux familles lors d’une journée d’exposition et de conférence.

Un groupe d’habitants s’est formé pour photographier les fleurs butinées par les abeilles et autres pollinisateurs, dans l’idée de contribuer à l’inventaire. Nous organisons régulièrement des sorties découverte de la botanique et des pollinisateurs ou pour la récolte de graines de fleurs sauvages mellifères. Un journal de butinage invite à observer les fleurs du mois et publie les photos prises…

Les abeilles, partenaires de changement

Pour rencontrer les agriculteurs, nous avons délibérément occulté la question des pesticides et privilégié celle de l’alimentation des abeilles, parce qu’elle suscite curiosité et intérêt. En observant le graphique, certains s’étonnent de voir qu’elles butinent la ronce, le chardon, la mercuriale… ces « mauvaises herbes » qui finalement ne sont pas si mauvaises pour tout le monde ! L’importance du lierre encore souvent perçu comme un parasite surprend aussi. Mais surtout chacun fait le rapprochement avec ses propres cultures ou intercultures. C’est l’importance du trèfle qui partout est remarquée et scelle une forme de complicité d’agriculteur-nourricier des abeilles qui prend forme «Je ne pensais pas qu’elles venaient comme ça dans le trèfle ; ça oui, du trèfle, on en cultive ! ».

Avec ce graphique, l’abeille s’invite un peu plus dans la conscience des personnes rencontrées. Le poster prend place sur le frigo, dans le bureau ou sur la porte d’entrée de la salle de traite. Certains agriculteurs déjà réagissent. À l’image de ce paysan nous envoyant la photo d’une parcelle où «ça grouille de butineurs». David nous explique que la luzerne doit être coupée en tout début de floraison pour une qualité fourragère idéale. «Dommage, nous dit-il, de les priver d’un tel potentiel de floraison» ! Nous apprendrons un peu plus tard que, confronté à la difficulté de trouver des semences de cette variété résistante au piétinement des vaches, il a finalement décidé après notre visite de laisser fleurir une partie de sa luzerne pour tenter de récolter des graines. Quelle part l’abeille a-t-elle prise dans ce processus de recherche de solution ? La nécessité technique a sans nul doute généré la décision de tenter l’expérience d’autonomie semencière. Mais l’observation des butineurs n’a-t-elle pas participé à ouvrir cette brèche créative ? Telle est notre recherche : les abeilles avec qui nous co-habitons.

Les abeilles avec qui nous co-habitons peuvent-elles devenir des guides pour cultiver un paysage nourricier des hommes et des abeilles ? Notre projet, Melli-Faire Territoire, d’une durée de trois ans, est soutenu par la Fondation de France et les collectivités locales pour expérimenter, sous forme d’une recherche-action, cette possibilité de faire de l’abeille un partenaire de changement, de transition agro-écologique et de résilience alimentaire territoriale. Le laboratoire EVA apporte sa connaissance scientifique de l’écologie des abeilles et des prairies, tandis que l’association Pistil anime les échanges territoriaux et inscrit la recherche-action dans le champ des sciences sociales. Peu à peu une connaissance partagée du paysage butiné par les abeilles gagne un premier cercle d’habitants. Qu’en est-il du paysage qui nourrit les hommes ? Cet autre versant du projet donne naissance au «jeu des fleurs fantômes», outil ludique pour observer le contenu de son assiette et son impact sur l’abeille… La suite dans le prochain numéro d’Ael !

Références

  1. Le terme ripisylve désigne les arbres des bords de cours d’eau. Étroit linéaire boisé ou vaste étendue ceinturant les fleuves, les ripisylves sont des milieux qui évoluent au cours du temps suivant l’eau des crues et de la nappe souterraine.
  2. Le village de Tessy-Bocage dans la Manche accueille le projet de repeupler un mur à abeilles.

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