Renouer avec la nuit, interview de Charlène Gruet

Bonjour Charlène, pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours et nous expliquer ce que propose Nature et Sens ?

Au départ je suis ergothérapeute spécialisée dans les handicaps sensoriels. Au cours d’un voyage, je me suis beaucoup questionnée sur les rapports que les différentes cultures entretiennent à la nature, et comment l’imaginaire influe sur nos relations au vivant. C’est à partir de là que Nature et Sens est née pour accompagner le lien à la nature des personnes citadines. C’est ce que nous faisons à Lyon et aux alentours en menant des actions variées comme la sensibilisation (balades sensorielles, journées nature, etc.) ou la formation (notamment de professionnels de l’éducation et de l’animation). Notre public est assez divers puisqu’il va de la petite enfance aux seniors, avec un mélange des publics dès que cela est possible. À ces interventions ponctuelles s’ajoutent des projets plus inscrits dans la durée qui s’adressent à des écoles, des collèges ou des centres sociaux, sous forme de cycles permettant d’approfondir des thématiques (lien au vivant, nature en ville, etc.).

Vos propositions rencontrent un réel besoin ?

Oui, il y a là comme un phénomène émergent, beaucoup de gens s’intéressent à ces sujets et notre association est de plus en plus sollicitée. Mais il s’agit pour nous de raviver un lien qui existe depuis fort longtemps et qui a tendance à se déliter : nous nous efforçons de remettre de l’attention vers le vivant non humain qui est souvent proche de nous mais occulté par un appauvrissement de nos relations à ce qui nous entoure. Cette question de relation m’intéresse particulièrement.

Quels sont d’après-vous les principaux effets produits par l’urbanisation sur les êtres humains ?

Sur le plan de la santé humaine c’est assez clair : l’éloignement de la nature et la vie en milieu artificialisé ont des conséquences sur un plan mental et physique, voire social. Dans un environnement plus naturel, on a plus facilement accès aux activités physiques et à leurs bienfaits, on ressent moins de stress ; on est davantage protégé de la dépression par exemple. Mais cela va aussi restaurer nos capacités d’attention, car on est plus régulièrement en présence de bruits naturels, des chants d’oiseaux, des bruits de ruisseaux notamment… Il faut savoir qu’en milieu urbain, les endroits dans lesquels les rencontres se font le plus facilement ce sont les parcs ! Plus on va faire des expériences de nature, plus on va développer une conscience écologique et développer des comportements plus favorables à la biodiversité.

En ville la nature n’est-elle pas souvent artificialisée ?

Cela dépend des contextes, il est vrai qu’en ville les écosystèmes sont plus fragmentés et qu’il existe des problématiques de corridors écologiques. On peut dire que les environnements sont plus ou moins facilitants pour vivre des expériences de nature… Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas la nature authentique ou pure (les villes n’ont d’ailleurs pas le monopole de l’artificialisation), c’est l’attitude qui peut être la nôtre dans notre environnement quel qu’il soit, et l’attention au vivant proche de nous. Par ma pratique, je constate que l’on est volontiers dans le jugement à propos de notre environnement. L’approche sensorielle permet un recentrage sur la sensation qui nous met dans un rapport beaucoup plus direct et sensible à notre milieu, et nous place dans des dispositions différentes comme l’écoute, l’accueil et l’attention à ce qui est. Intégrer la culture du jugement risque de nous priver de l’expérience sensorielle et peut conduire à partir chercher assez loin — et pourquoi pas en voiture — une nature plus « authentique » et largement fantasmée. À grande échelle, si tout le monde adopte cette attitude (80 % des humains vivant dans les villes) c’est écologiquement insoutenable ! Or, quelle que soit la ville que vous habitez, la nature est présente, y compris la nature sauvage même si elle est sans doute plus discrète qu’ailleurs. Il y a les parcs urbains, les jardins (privés ou partagés), les espaces « délaissés » dans lesquels la flore reprend ses droits… les oiseaux sont nombreux, les insectes aussi, voire les mammifères.

Que percevez-vous personnellement de la pollution lumineuse et quel regard portez-vous sur elle ?

J’habite en périphérie de Lyon et je dois vivre avec la pollution lumineuse au quotidien en particulier quand j’essaie de dormir ! Mais j’observe aussi son influence sur la végétation un peu partout en ville, sa capacité à retarder la chute des feuilles, sans parler des nuées d’insectes qui virevoltent autour des lampadaires… Observations qui ont été approfondies par la lecture d’études scientifiques. De toute évidence ce sujet est bien présent et pose de nombreuses questions qui ont besoin d’être discutées et débattues. C’est précisément ce que nous faisons au cours des balades nocturnes que l’on coanime avec Hugo Benin ou l’association Arthropologia, et des nuits en forêt que l’on organise avec l’aide de la forestière Pascale Laussel, de l’association Dryade.

La clé c’est que la nature soit abordée non comme un objet à utiliser et un problème à résoudre mais comme un milieu à vivre constitutif de notre être au monde

Michel Maxime Egger

Quels sont les sources d’inspiration des balades ou des nuits en forêt et comment cela se passe en pratique ? 

Il y a une thématique que l’on devrait plus souvent aborder selon moi dans les réflexions autour de la transition écologique, c’est celle de la peur de la nature, bien décrite par François Terrasson et qui nous a beaucoup inspirés lorsqu’on a commencé à mettre en place ces nuits en forêt. François Terrasson décrit bien comment l’humain, en faisant moins d’expériences de nature, a de plus en plus de peurs. On a peur de l’inconnu ou de ce qui nous devient inconnu et un sentiment de danger peut naître lorsqu’il n’y a plus de repères humains… mais ce danger n’est pas toujours associé à des risques réels. Ces peurs ont donc une nature imaginaire déconnectée des dangers vraiment existants. Cette peur peut nous conduire vers la destruction de la nature.

Nous essayons de faire vivre des expériences à la tombée de la nuit ou au cœur de celle-ci, pour permettre aux personnes de refaire l’expérience du réel de la nuit. Il s’agit d’accepter l’obscurité en accueillant ses peurs, de les observer, de les nommer afin de distinguer celles qui sont imaginaires de celles qui sont liées à de vrais risques. Cela se passe en petits groupes de 5 à 15 personnes permettant de garder une qualité d’écoute et d’expérience. Les balades ont pour but d’apprivoiser la nuit, de mieux la connaître d’un point de vue naturaliste et de permettre un questionnement sur notre rapport à elle. Le but n’est pas de supprimer la peur car celle-ci est utile à tous les êtres vivants, mais de pouvoir l’accueillir pour mieux rester au contact du réel.

L’inconscient et son contenu ont ainsi le statut de nature. L’émotion a le statut de nature. L’humanité identifie une nature à l’intérieur de l’homme qu’elle traite de la même façon que la nature extérieure.

François Terrasson

Y a-t-il un imaginaire dominant de la nuit ou des représentations fréquentes qui émergent lors de ces séances ? 

Ce sont des contextes qui font souvent ressortir des peurs, des peurs parfois très anciennes remontant à l’enfance… Mais au-delà des réactions individuelles il y a un « bain culturel » dont parle fort bien François Terrasson. C’est vrai que la nuit nous prive de la vue et que la vue est le sens qui nous donne le plus le sentiment de contrôle : on peut anticiper, prévoir, avoir l’impression d’une maîtrise de notre environnement. La privation plus ou moins complète de ce sens nous déstabilise beaucoup et peut nous faire percevoir la nuit comme hostile, insécurisante. De ce point de vue-là, le fait de mettre de la lumière artificielle partout peut augmenter notre impression que la situation est sous contrôle et nous rassurer aussi énormément, les deux étant liés.

Mais le fait de dormir seul dehors donne aussi un sentiment d’humilité, de se rappeler que l’on n’est pas les seuls à habiter la Terre et de faire cette expérience-là avec notre propre corps.

Cela peut inviter à une sorte de lâcher- prise vis-à-vis de l’imprévisibilité, d’accepter de ne pas tout contrôler. En ce sens-là il y a un vrai lien avec la pollution lumineuse parce que dès lors que l’on est en mesure d’accepter qu’il fasse nuit, on peut accepter de moins installer de lumière partout. Beaucoup de lumière sont installées par peur des accidents ou des agressions mais on sait que ces mesures préventives n’ont pas l’efficacité à laquelle elles prétendent. On dirait qu’elles ont surtout pour but inconscient de calmer nos angoisses…

C’est un peu comme si la nuit et l’obscurité étaient viscéralement porteuses de quelque chose de négatif, dont il faudrait se protéger… 

Oui, cela peut faire penser à ce que font certains parents qui laissent une petite lumière allumée pour rassurer leur enfant au moment du coucher… En termes de perception de la nuit, on sent bien qu’il y a quelque chose qui se joue dès l’enfance. Du côté des solutions, il y a donc aussi ce que l’on peut faire chacun à notre niveau face à nos propres peurs, comme cette démarche d’apprivoiser la nuit en tant qu’adulte, afin de savoir ce que l’on transmet aux enfants par rapport à elle : qu’est-ce qu’on leur raconte, quelles histoires on leur lit ? Y a-t-il toujours un méchant loup ou une sorcière ? Ou bien est-ce que l’on peut réinvestir les contes pour cultiver d’autres imaginaires et créer d’autres récits ?

Un certain type de cinéma n’a-t-il pas beaucoup joué avec ça, cultivant le mythe de la nuit dangereuse ? 

Oui tout à fait, et ce type de cinéma existe toujours… On voit bien qu’en matière de changements de comportements, la seule information ne suffit pas, on a besoin que cela prenne une dimension affective, que notre sensibilité soit mobilisée. Le cinéma et les arts en général ont donc un rôle majeur à jouer pour faire grandir d’autres perceptions et représentations de la nuit, et notamment plus favorables à la biodiversité.

Ne pas intervenir, laisser faire, être spontané, ne pas penser, lâcher prise… En deux mots : être naturel

François Terrasson

La trame noire vous paraît-elle une solution adaptée ? 

Oui, car ce sujet doit impérativement être « rendu visible » si j’ose dire (rires), en particulier en ville, et la trame noire le fait rentrer dans notre vocabulaire, tout en faisant émerger des pistes d’actions concrètes. C’est fondamental de rappeler que d’autres espèces ont besoin de ces corridors pour se déplacer et qu’il n’y a pas de raison pour que, par le biais de la lumière artificielle, l’espèce humaine s’approprie tout l’espace au détriment du reste du vivant. Il y a encore pas mal à faire pour que ces enjeux soient intégrés par le plus grand nombre mais la trame noire est un bon outil de sensibilisation et un levier pour l’action.

Sans oublier que la pollution lumineuse est une question politique liée à notre mode de vie et aux pressions de notre organisation socio-économique, il nous appartient de nous interroger sur le type d’expérience de la nuit que nous faisons dans notre quotidien. En renouant avec la nuit, nous pouvons ainsi faire partie de la solution.

Bibliographie

  • François Terrasson, La peur de la Nature – Au plus profond de notre inconscient, les vraies causes de la destruction de la nature, Sang de la Terre, 2007.
  • Charlène Gruet, Vivre la nature en ville, Ulmer, 2021.
  • Patrick Chamoiseau, Le papillon et la lumière, Philippe Rey, 2011
  • Italo Calvino, Marcovaldo, chapitre Lune et Gnac, p.121.

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